samedi 16 août 2014

Le mythe de la caverne, Platon, République, VII. [TRAD. M. HEIDEGGER]

"[Socrate s'adresse à Glaucon qui ponctue le récit de son étonnement et, peu à peu,
de sa compréhension.]

Socrate. Apprends à découvrir dans la nature des choses qui vont être dites une vue
sur l'essence de la formation et sur celle de la non-formation qui ensemble
concernent le fondement de la condition humaine.

Considère ceci :

des hommes séjournant sous terre dans une demeure en forme de caverne.

Celle-ci possède en guise d'entrée un long passage menant vers la lumière du jour, en
direction duquel toute la caverne se rassemble.

Les hommes sont dans la caverne depuis leur enfance, enchaînés par le cou et par les
cuisses.

C'est pourquoi ils demeurent tous au même endroit, ne pouvant se mouvoir ni voir
autre chose que ce qui se montre à eux : étant enchaînés ils sont hors d'état de
tourner la tête.

Une lumière cependant leur est accordée : elle vient d'un feu qui brûle au loin,
derrière eux et au-dessus d'eux.

Entre le feu et les hommes enchaînés ( dans leur dos par conséquent) un chemin s'élève.

Imagine-toi que le long de ce chemin une murette a été dressée, semblable à celles
au-dessus desquelles les saltimbanques montrent leurs merveilles aux spectateurs.

Glaucon. Je vois.

. Imagine donc comment, le long de ce petit mur, des hommes passent, portant toutes
sortes de choses visibles au-dessus du mur : statues, figures de pierre ou de bois,
bref, toutes sortes de choses fabriquées par la main de l'homme.

Comme on peut s'y attendre, de ces porteurs, les uns parlent entre eux et les autres
se taisent.

. Tu nous présentes là un tableau extraordinaire et des prisonniers extraordinaires.

. Il nous sont semblables.

Réfléchis bien : jamais encore de tels hommes n'ont déjà vu, soit par leurs propres
yeux, soit par les yeux d'autrui, autre chose que les ombres projetées sans cesse par
le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face.

. Comment en serait-il autrement s'ils sont contraints de conserver toute leur vie la
tête immobile ?

. Or que voient-ils des choses qui sont transportées et qui passent derrière eux ? Ne
voient-ils pas justement rien d'autre que les ombres ?

. Effectivement.

. Maintenant s'ils pouvaient parler entre eux de ce qu'ils voient, ne penses-tu pas
que ce qu'ils voient ils le prendraient pour ce qui est ?

. Nécessairement.

. Qu'en serait-il alors si cette prison avait en outre un écho venant de la paroi qui
leur fait face et qui est la seule chose qu'ils puissent voir ?

Chaque fois que l'un des porteurs qui passent derrière eux dirait un mot, crois-tu
que les prisonniers attribueraient ce mot à autre chose qu'à l'ombre qui passe devant
eux ?

. A rien d'autre, ma foi !.

. Donc, pour les hommes ainsi enchaînés, les ombres des choses seraient la vérité
même et ils ne la verraient absolument que dans les ombres.

. De toute nécessité.

Considère alors la manière dont ils pourraient être délivrés et guérir de leur
égarement :

que deviendraient-ils s'il leur arrivait ce que je vais dire ?

Chaque fois que l'un d'eux serait libéré de ses chaînes et obligé tout d'un coup de
se lever, de tourner la tête, de se mettre en marche et de regarder la lumière, tous
ces actes le feraient souffrir et l'éclat de la lumière l'empêcherait de voir les
choses dont il observait jusque là les ombres.

Si tout cela lui arrivait, que répondrait-il, à ton avis, si quelqu'un lui affirmait
qu'il n'avait vu jusqu'alors que des formes sans être, vides de tout contenu, et
qu'il était maintenant beaucoup plus près de ce qui est, et que tourné désormais vers
des choses ayant plus d'être, il voyait aussi d'une façon plus exacte ?

Et si quelqu'un lui montrait alors chacune des choses transportées et lui demandait
ce que c'est, ne crois-tu pas qu'il serait troublé et qu'il estimerait que ce qu'il
voyait auparavant de ses propres yeux était plus vrai que ce qu'on lui montrerait à
présent ?

. Je le crois, certes, fermement.

. Et si on l'obligeait à regarder le feu lui-même, est-ce que les yeux ne lui
feraient pas mal et ne voudrait-il pas s'en détourner pour revenir à ce qu'il est
dans ses forces de regarder ?

Et ne jugerait-il pas que ce qui est pour lui immédiatement visible est en fait plus
clair que ce qu'on veut lui montrer.

. Il en serait ainsi.

. Si maintenant on le tirait de force sur le chemin difficile qui s'élève hors de la
caverne et qu'on ne le lachât pas avant d'être à la lumière du soleil, ne serait-il
pas rempli de douleur et d'indignation ?

Une fois parvenu à la lumière du jour, les yeux pleins de son éclat, ne lui serait-il
pas impossible de rien voir des objets qu'on lui présenterait maintenant comme
véritables ?

. Il ne le pourrait aucunement, du moins pas tout de suite.

. Il est clair, à mon avis, qu'une accoutumance serait nécessaire s'il devait
parvenir à voir, hors de la caverne, ce qui est à la lumière du jour. Et, cette
accoutumance une fois acquise, ce qu'il pourrait regarder le plus facilement, ce
serait d'abord les ombres, et, après elles, les images reflétées dans l'eau des
hommes et des autres choses, et seulement plus tard les hommes et les choses
elles-mêmes, c'est-à-dire enfin ce qui est au lieu de reflets affaiblis.

Et parmi celles-ci, il contemplerait sans doute plus facilement pendant la nuit, les
choses du ciel et le ciel lui-même, en tournant son regard vers la lumière des astres
et de la lune, qu'il ne le ferait pendant le jour du soleil et de son éclat.

. Sans aucun doute.

. Mais je pense aussi qu'au bout d'un certain temps il se trouverait en état de
regarder le soleil lui-même. Non pas son reflet dans l'eau ou dans d'autres milieux,
mais le soleil tel qu'il est, où il est, afin de considérer comment il est.

. Il en serait ainsi nécessairement.

. Et après toutes ces épreuves, il pourrait enfin aussi rassembler toutes ces
pensées au sujet du soleil et se rendre compte que c'est lui qui accorde saisons et
années, qui gouverne tout ce qui se trouve dans le monde à la lumière du jour et qui
est encore la cause de tout ce qui est dans la caverne.

. Manifestement, il ne parviendrait à ces pensées sur le soleil et sur tout ce qu'il
éclaire et fait vivre qu'après les avoir distinguées de ce qui n'est qu'ombre ou reflet.

. Maintenant, s'il parvenait à se rappeler le "savoir" qui avait cours au fond de la
caverne, et ses compagnons enchaînés comme lui alors, ne crois-tu pas qu'il se
féliciterait du changement qui s'est opéré en lui et qu'il aurait pitié d'eux ?

. Certes, et dans une grande mesure.

. Suppose maintenant qu'on ait institué dans la caverne des récompenses et des
honneurs pour ceux qui reconnaîtraient le mieux parmi les ombres qui défilent celles
qui arrivent chaque jour, mémoriseraient celles d'entre elles qui se présentent
habituellement les premières, ou à la suite, ou ensemble et qui pourraient ainsi
prédire l'ordre même de leurs apparitions. Crois-tu que notre homme les envierait et
voudrait rivaliser avec les plus forts d'entre eux ? Ne préférerait-il pas prendre
sur lui, comme dit Homère, d'être un vrai valet de labour au service d'un étranger
sans fortune, plutôt que devenir un faux-maître de vérité, et ne supporterait-il pas
n'importe quoi plutôt que se mettre à la mode de la caverne.

. Je crois qu'il souffrirait tous les maux plutôt que d'être un homme comme on l'est
là-bas.

. Et maintenant considère enfin ceci : si l'homme ainsi élevé redescendait dans la
caverne et regagnait son ancienne place, est-ce que ses yeux, à lui qui vient de
quitter le soleil, ne se rempliraient pas de ténèbres ?

. Absolument.

. S'il devait maintenant entrer en compétition avec les prisonniers quant à
l'appréciation de ce qu'il faut penser des ombres, et cela alors que ses yeux ne se
sont pas encore réaccoutumés à l'obscurité ( ce qui ne demande pas peu de temps) ne
serait-il pas rendu ridicule et ne lui ferait-on pas comprendre que son voyage vers
les régions supérieures ne lui a rapporté rien d'autre que la ruine de ses yeux (la
seule richesse qu'il possédait) et qu'il ne vaut donc pas la peine de chercher à
s'élever sur le chemin ?

Et s'il entreprenait de délivrer les prisonniers de leurs chaînes et de les conduire
voir ce qui est, ne crois-tu pas qu'ils le tueraient ?

. Sans aucun doute."

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